Chapitre 28
Richard vit Kahlan, au bout du couloir, et ne s’étonna pas qu’elle fronce les sourcils en le surprenant main dans la main avec Nadine. Drefan, Raina, Ulic et Egan suivaient le Sourcier tandis qu’il se frayait un chemin entre les domestiques affairés et les soldats en patrouille.
En guise d’excuse, Richard haussa les épaules à l’attention de Kahlan.
Avant de s’engager dans un corridor latéral, en direction de ses quartiers, Nadine foudroya l’Inquisitrice du regard.
Gêné, le Sourcier dégagea sa main, mais il continua à suivre la jeune herboriste. Alors qu’elle contournait une table en noyer placée contre le mur, au-dessous d’une tapisserie où des daims à queue blanche broutaient paisiblement sur un fond de montagnes enneigées, elle regarda par-dessus son épaule pour s’assurer que Richard restait dans son sillage.
L’Inquisitrice et la Mord-Sith rattrapèrent le jeune homme.
— Eh bien…, souffla Cara alors que Kahlan se plaçait à côté de son futur mari, n’était-ce pas un spectacle… intéressant ?
Richard se retourna et jeta un regard peu amène à sa garde du corps.
— Tu as promis de venir ! lança Nadine, exaspérée. (Elle reprit la main du jeune homme.) Dépêche-toi !
— Je n’ai pas promis, mais accepté de venir ! Et pas à la course !
— Le puissant seigneur Rahl ne peut pas avancer à mon pas ? Le guide forestier que j’ai connu marchait deux fois plus vite que ça, même quand il était à moitié endormi !
— Je suis aux trois quarts endormi…, marmonna Richard.
— Les gardes m’ont annoncé que tu étais revenu au palais, dit Kahlan, mais que tu faisais un détour par les quartiers de Drefan, j’allais t’y retrouver. Que fiches-tu avec Nadine ?
Le ton de l’Inquisitrice ne laissait aucun doute sur son irritation. Richard remarqua en outre qu’elle avait les yeux rivés sur la main de Nadine, qui serrait jalousement la sienne.
— Kahlan, je n’y suis pour rien. Elle veut me montrer quelque chose, c’est tout ce que je sais…
Le Sourcier se dégagea de nouveau.
Kahlan tourna brièvement la tête vers Drefan, qui marchait derrière Cara et Raina.
— Comment ça s’est passé ? demanda-t-elle en glissant un bras sous celui de Richard. Qu’as-tu découvert ?
— Tout va bien… Ce n’était pas ce que je croyais. Mais je te raconterai plus tard.
— Et le meurtrier ? On l’a identifié ?
— Quelqu’un l’a démasqué, puis égorgé pour le punir. Affaire classée… Et toi ? Les émissaires ne t’ont pas fait d’ennuis ?
— Grennidon, Togressa et l’Allonge de Pendisan se sont rendus. Jara y est disposé, mais l’ambassadeur désire attendre deux semaines, au cas où il y aurait un signe dans le ciel. (Richard ne cacha pas son mécontentement.) Mardovia refuse de faire allégeance. Le Conseil des Sept a opté pour la neutralité.
— Quoi ? s’écria le Sourcier en s’arrêtant net.
Tous ceux qui le suivaient manquèrent le percuter.
— Ce royaume ne désire pas nous rejoindre et il entend rester neutre.
— L’Ordre Impérial ne reconnaît pas la neutralité. Nous non plus, d’ailleurs. Tu ne l’as pas dit à l’émissaire ?
— Bien sûr que si…, répondit Kahlan, impassible.
Richard regretta d’avoir crié. Il en voulait aux Mardoviens, pas à elle.
— Le général Reibisch est dans le sud. Il pourrait conquérir Mardovia avant que Jagang fasse un massacre.
— Ces gens ont eu une chance. À présent, ce sont des morts en sursis. Perdre des hommes pour éviter une catastrophe à Mardovia serait absurde, et ça nous affaiblirait.
Nadine vint se placer entre les deux jeunes gens et regarda Kahlan comme si elle voulait la mordre.
— Vous avez parlé à ce maudit Jagang ! s’écria-t-elle. C’est un monstre. Ces pauvres gens mourront si vous les abandonnez entre les mains de l’Ordre. Mais vous vous fichez des innocents, pas vrai ? Parce que vous n’avez pas de cœur !
Du coin de l’œil, Richard vit l’Agiel de Cara voler jusqu’à sa paume.
Prudent, il poussa Nadine devant lui.
— Kahlan a raison. Il a fallu un moment pour que cette idée pénètre dans mon crâne épais, mais c’est ainsi. Les Mardoviens ont choisi leur chemin, et ils devront le suivre jusqu’au bout. Bon, que voulais-tu me montrer ? Je n’ai pas que ça à faire, tu sais ?
Boudeuse, Nadine repoussa sa crinière brune derrière son épaule et repartit au pas de course.
Sentait-elle peser sur sa nuque le regard noir de Cara et de Raina ? Richard espéra que non, parce que ce genre de réaction, chez des Mord-Sith, n’augurait jamais rien de bon. Pour le moment, il avait épargné le pire à la jeune herboriste.
Pour le moment…
Un de ces jours, il devrait s’occuper du cas de Shota. Avant que Kahlan s’en mêle…
— Désolé…, souffla-t-il à sa compagne. La fatigue m’empêche de raisonner clairement.
— Tu m’as promis de dormir, il me semble ?
— Et je tiendrai parole, dès que nous en aurons fini avec Nadine, quoi qu’elle ait en tête.
Quand elle arriva devant sa porte, la jeune herboriste reprit la main du Sourcier, ouvrit et le tira avec elle dans la confortable suite.
Avant d’avoir eu le temps de protester, Richard vit le jeune garçon assis sur une chaise revêtue de velours rouge. À première vue, c’était un des joueurs de Ja’La qu’il avait applaudis.
Dès qu’il aperçut le Sourcier, le gamin se leva d’un bond et retira le bonnet froissé qui couvrait ses longs cheveux blonds. Des larmes roulant sur les joues, il attendit, l’air bouleversé comme si un miracle allait se produire.
Richard s’agenouilla devant le pauvre garçon.
— Je suis le seigneur Rahl. Comment t’appelles-tu ?
— Yonick, seigneur.
— Quel est ton problème, Yonick ?
— Mon frère…
À bout de nerfs, le gamin éclata en sanglots. Richard le prit dans ses bras, le cœur brisé par sa détresse.
— Essaie de m’expliquer, Yonick…
— Petit Père Rahl, Kip est très malade. Aidez-le, je vous en prie !
— Qu’est-ce qu’il a, mon enfant ?
— Je n’en sais rien ! Nous lui avons acheté des herbes, mais il va de plus en plus mal, depuis que je suis venu vous voir, la première fois…
— Parce que tu es déjà venu ?
— Oui, lâcha Nadine. Yonick a imploré ton aide, il y a quelques jours. (Elle désigna Kahlan.) Mais elle l’a envoyé sur les roses !
L’Inquisitrice s’empourpra. Quand elle tenta de répliquer, les mots s’étranglèrent dans sa gorge.
— Tout ce qui l’intéresse, continua Nadine, c’est la guerre et les massacres. Qu’a-t-elle à faire d’un pauvre gamin malade ? Rien du tout ! Bien sûr, s’il s’agissait d’un ambassadeur, elle remuerait ciel et terre. Mais pourquoi s’alarmer pour un miséreux sans importance ?
D’un regard, Richard interdit à Cara de s’en mêler. Puis il se tourna vers Nadine.
— Ça suffit !
— Je suis sûr que vous aviez de bonnes raisons d’agir ainsi, dit Drefan à Kahlan. (Il lui posa sur l’épaule une main consolante.) Comment auriez-vous su que c’était grave ? Personne n’a le droit de vous blâmer.
— Yonick, dit Richard, mon frère, Drefan, que tu vois là, est un guérisseur. Conduis-nous jusqu’à Kip, et nous tenterons de l’aider.
— Je suis herboriste, ajouta Nadine, et mes infusions peuvent lui faire du bien. Il s’en remettra, je te le jure !
— Il faut faire vite ! Kip est vraiment très malade.
Voyant que Kahlan était au bord des larmes, Richard lui tapota gentiment le dos… et sentit qu’elle tremblait.
— Pourquoi n’attendrais-tu pas ici que nous ayons soigné ce petit ? proposa-t-il.
Craignant que l’enfant soit dans un état désespéré, Richard aurait voulu qu’elle ne le voie pas, afin qu’elle ne culpabilise pas davantage.
Mais sa stratégie ne fonctionna pas.
— Non, je vous accompagne !
Richard renonça vite à mémoriser le dédale de rues étroites et d’allées sinueuses qu’ils empruntèrent. Soucieux de se repérer quand même, il se contenta de noter la position du soleil pendant que Yonick le guidait dans un invraisemblable labyrinthe de maisons délabrées et de cours intérieures où ils devaient slalomer entre le linge mis à sécher.
Partout, des poules fuyaient sur leur passage en caquetant comme si on voulait les égorger – un destin qu’elles connaîtraient tôt ou tard. Dans certaines cours, des chèvres, des moutons ou des cochons faméliques s’entassaient les uns contre les autres.
En hauteur, des gens conversaient de fenêtre à fenêtre, penchés aux garde-corps pour mieux étudier l’étrange colonne conduite par un gamin. Dans ce quartier, comprit Richard, voir le seigneur Rahl, avec sa splendide tenue de sorcier de guerre, et la Mère Inquisitrice, toute de blanc vêtue, était un authentique événement. La seule présence des soldats, plus habituelle, et des Mord-Sith – que personne ne devait reconnaître – serait sans doute passée inaperçue.
Partout, les gens s’écartaient pour céder le passage à l’étrange procession qui leur faisait l’honneur d’arpenter les rues. Pressés contre les murs, ils regardaient passer les deux êtres dont dépendait leur destin, et qu’ils voyaient souvent pour la première fois.
Aux intersections, les soldats en patrouille saluaient leur seigneur et le remerciaient de leur « guérison miraculeuse ».
Richard tenait la main de Kahlan, qui n’avait plus desserré les lèvres depuis leur départ du palais. Nadine marchait derrière eux, entre les deux Mord-Sith. Il espéra qu’elle serait assez maligne pour tenir sa langue…
— C’est là, annonça Yonick.
Ils le suivirent au milieu d’une double rangée de curieux bâtiments à deux étages, le premier en pierre et le second en bois. La neige fondue qui coulait des toits ayant transformé le sol en bourbier, Kahlan releva de sa main libre l’ourlet de sa robe blanche et s’engagea prudemment sur les planches vermoulues censées constituer un passage au « sec ».
Yonick s’arrêta devant une porte, ne prêta aucune attention aux curieux penchés aux fenêtres du bâtiment, et attendit Richard.
Dès qu’il l’eut rejoint, le gamin ouvrit et se précipita dans l’escalier en appelant sa mère.
— Maman, le seigneur Rahl est avec moi ! Il est venu, maman !
— Les esprits du bien en soient loués, soupira la femme qui s’était précipitée sur le palier.
Enlaçant son fils, elle désigna une embrasure de porte, au fond de la minuscule pièce qui servait de cuisine, de salle à manger et de salon.
— Venez avec moi, seigneur Rahl, dit Yonick.
Au passage, Richard tapota le bras de la femme pour la rassurer. Sans lâcher la main de Kahlan, il suivit le gamin dans la chambre obscure.
Nadine et Drefan entrèrent aussi, serrés de près par les deux Mord-Sith.
À la lueur d’une unique chandelle, Richard distingua trois lits branlants et une table usée où reposaient une cuvette et quelques chiffons. Dans les recoins, les ombres semblaient guetter la mort de la petite flamme, comme si elles étaient avides d’envahir de nouveau la chambre.
Une petite silhouette gisait sur le lit le plus éloigné. Sous le regard inquiet de Yonick et de sa mère, Richard, Kahlan, Nadine et Drefan s’en approchèrent.
Une odeur de viande pourrie leur agressa les narines.
— Ouvrez les volets, dit Drefan en rabattant la capuche de son manteau. J’ai besoin de lumière…
Cara obéit sans poser de question. À la lumière du jour, ils découvrirent un petit garçon blond couvert d’un drap blanc et d’un vieux dessus-de-lit. Son cou, à demi visible, était atrocement enflé, et chaque inspiration lui arrachait un râle caverneux.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda Drefan à la mère.
— Kip…
— Nous sommes venus t’aider, Kip, dit le guérisseur en tapotant l’épaule du gamin.
— Oui, mon petit, renchérit Nadine. Et tu seras remis en moins te temps qu’il n’en faut pour le dire.
Se penchant sur le petit malade, elle dut se plaquer une main sur le nez et la bouche pour supporter la puanteur.
Les yeux fermés et les cheveux collés sur le front par la sueur, Kip ne répondit pas.
Drefan tira le drap et le dessus-de-lit.
— Par les esprits du bien…. soupira-t-il en découvrant les mains de l’enfant, posées sur son ventre.
Le bout des doigts était noir comme du charbon !
Le guérisseur se tourna vers les deux Mord-Sith.
— Faites sortir Richard…, souffla-t-il. Vite !
Sans demander d’explications, Cara et Raina prirent le Sourcier par les bras et voulurent le tirer dehors.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en se dégageant sans douceur. Quel est le problème ?
Drefan regarda Yonick et sa mère, balaya la pièce du regard et baissa le ton.
— Cet enfant a la peste…
— Et tu peux le guérir ?
Un sourcil levé, comme si cette question le surprenait, Drefan souleva le bras gauche de Kip.
— Regarde le bout de ses doigts… (Il tira complètement le drap et le dessus-de-lit.) Et ses orteils… (D’une main sûre, il ouvrit le pantalon du malade.) Même le bout de son pénis est noir… La gangrène, Richard… Elle ronge toutes les extrémités. C’est pour ça qu’on parle souvent de « mort noire ».
— Et que pouvons-nous faire ?
— Mon frère, tu as entendu ce que j’ai dit ? La mort noire ! On s’en tire parfois, mais pas quand elle en est à ce stade.
— Si nous n’avions pas tant traîné…, murmura Nadine, accusatrice.
Étouffant un sanglot, Kahlan serra plus fort la main de Richard.
Glacée par le regard que lui jeta le Sourcier, Nadine détourna les yeux.
— Parce que tu sais guérir la peste, herboriste ? lança Drefan.
— Eh bien, je…
Rouge jusqu’aux oreilles, Nadine consentit enfin à se taire.
Kip ouvrit les yeux et tendit une main vers ses « sauveurs ».
— Seigneur… Rahl…
— Oui, c’est moi, Kip, répondit Richard, une main sur l’épaule du pauvre gosse. Je suis là pour toi.
— Je vous… attendais…, souffla l’enfant, la respiration de plus en plus irrégulière.
— Comment le soigner ? demanda soudain la mère, debout sur le seuil. Quand va-t-il se rétablir ?
— Réconforte le petit, murmura Drefan à Richard. (Il ouvrit le col de sa chemise, comme s’il avait également du mal à respirer.) C’est tout ce que nous pouvons faire. De toute façon, il n’en a plus pour longtemps… (Il se releva.) Moi, je vais parler à la mère. C’est une partie de mon travail…
— Kip, dit Richard, tu seras bientôt sur un terrain de Ja’La. Dans un jour ou deux, tout ça ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Et dès que tu iras mieux, je promets de venir te voir jouer. Tu te débrouilles rudement bien, tu sais ?
Un sourire flotta sur les lèvres du mourant.
Les yeux mi-clos, il eut un dernier râle.
Le cœur battant la chamade, Richard attendit que sa poitrine se soulève de nouveau.
En vain.
Le silence tomba dans la chambre.
Dehors, les roues d’une charrette grinçaient sinistrement. Ponctués par les cris lointains des corbeaux, des rires d’enfants montaient de la cour.
Celui-là ne rirait plus jamais…
Kahlan posa la tête contre l’épaule de Richard et laissa libre cours à son désespoir.
Accablé, le Sourcier tendit une main pour relever le drap…
Et se pétrifia quand la main droite de Kip se souleva.
Flottant lentement vers la gorge du Sourcier, les doigts noircis se fermèrent sur le col de sa chemise.
Kahlan se figea aussi.
Ils savaient tous les deux que l’enfant était mort. Pourtant, il attirait Richard vers lui avec une force inouïe.
Puis sa poitrine se souleva.
La nuque hérissée, Richard colla son oreille contre la bouche du gamin.
— Les vents te traquent…, murmura le cadavre.